Questions à Rose Ndengue, politiste et historienne, docteure de l’université Paris Diderot. Elle est spécialiste de l’histoire des femmes dans la sphère publique au Cameroun. Elle a publié « Social Imaginaries in Tension? The Women of Cameroon’s Battle for Equal Rights under French Rule at the Turn of the 1940s–50s » et « Mobilisations féminines au Cameroun français dans les années 1940-1950 : l’ordre du genre et l’ordre colonial fissurés ».

Interview de Vincent Hiribarren

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En quoi la construction de la citoyenneté au Cameroun a-t-elle été genrée à partir de la période coloniale ?

La citoyenneté, si on l’entend comme la possibilité de participer à la gestion de la cité, a toujours comporté des dimensions genrés. Dans certains groupes socio-culturels locaux, l’organisation sociale ainsi que les pouvoirs politiques et religieux reposaient sur une double dimension féminin/masculin. Il était alors impératif que les femmes prennent part à la gestion des affaires publiques. C’est cette dynamique qui est modifiée par la colonisation. Les institutions « modernes » de régulation sociale mis en place au tournant des années 1940, reposent sur une conception raciste, élitiste et genrée de la participation politique. L’accès à la nouvelle citoyenneté, notamment au droit de vote et d’éligibilité, est déniée à la majorité des Africain·e·s, dont la quasi totalité des femmes, considéré·e·s comme insuffisament évolué·e·s. La société coloniale appréhende les Africaines à travers le prisme bourgeois/victorien de la domesticité, qui devient le principal, voire l’unique, champ d’action des femmes. L’instruction qui est dispensée à une toute petite minorité d’entre elles, vise principalement l’acquisition de compétences permettant d’assurer les rôles d’épouse et de mère, selon les standards coloniaux. Leur accès à un emploi d’auxiliaire est exceptionnel. Cette approche est validée par les représentations patriarcales exprimées par certains Africains, parmi lesquels une partie de ceux qui appartiennent à l’élite sociale et politique. Celle-ci n’hésite pas à mener une cabale contre les femmes qui osent se porter candidates aux élections, comme l’illustre le cas de Julienne Niat au début des années 1950. Souvent renforcée par les manœuvres politiques des autorités coloniales, cette situation, a contribué à instaurer entre les Africaines et Africains, un fossé durable dans l’accès aux institutions issues de la modernité coloniale,.

Quelles sont les formes de mobilisations politiques des femmes depuis l’indépendance du Cameroun ?

Les mobilisations politiques des Camerounaises depuis l’indépendance perpétuent, dans une certaine mesures, les pratiques et stratégies déployées par leurs aînées, au tournant des années 1940-1950. Elles investissent les deux dimensions (institutionnelle et dissidente) de la citoyenneté. Elles participent aux institutions bien qu’y étant marginalisées, et se mobilisent également en dehors de celles-ci.

Elles militent dans les partis, sont présentes au parlement et participent au gouvernement, en nombre très limité certes. Du fait des obstacles qu’elles rencontrent pour accéder aux fonctions politiques, un grand nombre de Camerounaises a investi l’espace de la société civile, en y créant des organisations au sein desquelles, elles mènent des activités de lobbying en faveur d’une amélioration des conditions de vie des populations, et des femmes particulièrement.

En dehors des institutions, les Camerounaises prennent également part ou initient des mouvements sociaux, dont les formes varient selon le contexte et les codes auxquelles elles se réfèrent. Au tournant des années 1990, les militantes nationalistes ont été au cœur des mobilisations sociales et politiques qui ont ébranlé l’ordre social, et aboutit au retour d’un système multipartisan. En 1992, réactivant des codes « coutumiers » de mobilisation féminine, les femmes du Nord-ouest mettent en œuvre le Tamkembeng, afin de protéger d’une arrestation imminente le principal opposant camerounais d’alors, Ni John Fru Ndi, qui était la cible des autorités. Plus récemment, dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes en mars dernier, des membres de l’initiative « Mères de la nation/Mothers of nation », coordonnée par l’opposante Kah Walla, se sont mobilisées. Elles ont initié une marche pour dénoncer les effets de la mauvaise gouvernance, ainsi que l’état de guerre qui caractérise les régions du Nord-ouest et du Sud-Sud-ouest anglophones depuis plusieurs mois. Au mois de juillet et août derniers, enfin, parées des branches de l’arbre de la paix, des femmes originaires et vivant dans les régions anglophones ont initié des sittings, pour réclamer le dépôt des armes et le retour à la pays dans les deux régions.

Quels sont les enjeux et les perspectives de la participation politique des femmes dans la sphère publique camerounaise aujourd’hui ?

Si l’on s’en tient aux dynamiques observées lors de la dernière élection présidentielle, on peut dire la marginalisation des Camerounaises en tant qu’actrices politiques est une constante qui tend à se renforcer. Il existe une forme de consensus tacite entre le personnel politique, mais également les médias, pour préserver l’identité masculine de l’espace politique. Celui-ci reste en effet mâlecentré. Outre les candidatures exclusivement masculines, l’espace public médiatique a également été accaparé par un expertise et un discours politiques essentiellement masculins. Une fois de plus, les femmes ont été plus objets, que sujets de discours. Lorsqu’on en analyse attentivement les soubassements, cette marginalisation constante des femmes dans l’espace public politique révèle la manière dont les variables socioéconomiques, culturelles et politiques se combinent pour réduire la majorité de la population au statut de subalterne. Les conditions d’accès à l’espace politique croisent les problématiques liées à l’âge, à la classe et au genre. Les femmes et les jeunes sont deux catégories particulièrement identifiés dans les discours politiques, comme futurs sujets politiques, et partant, comme acteurs/actrices à venir de la gestion des affaires publiques. Or, pour ces deux catégories, accéder, se maintenir et évoluer dans l’espace politique suppose de dépasser les représentations patriarcales dominantes, qui les assignent au statut de cadets sociaux. Cela passe par la détention cumulée de solides ressources économiques et sociales (accès à l’éducation, à un emploi valorisé, détention d’une position sociale symbolique importante…), difficilement accessibles, et étroitement corrélées aux représentations sociales dominantes en terme de répartition des rôles selon le genre. Dans le contexte actuel de fin de règne, où plus de la moitié de la population a moins de 35 ans, les questions de renouvellement du personnel politique et de l’alternance se font pressantes. Et alors que les dernières élections ont laissé entrevoir l’émergence sur la scène politique des personnes de la tranche d’âge 35-40 ans, le gender gap a été maintenu ! La question de la construction d’une nation camerounaise inclusive, régit par un égal accès aux institutions sociales et politiques reste donc un défi important à relever.

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Source: Quotidien Libération – Citoyenneté et Genre au Cameroun